La crise actuelle change le monde. Qu'a-t-elle changé dans votre manière de percevoir et de penser le monde?
Elle démontre, par rapport à mes convictions anciennes, que l'économie de marché ne fonctionne que si la puissance publique assure sa régulation. Elle manifeste, à l'évidence, les limites du capitalisme quand il est motivé par la seule recherche de profits immédiats et démesurés. Mais cette crise contemporaine ne signifie pas pour autant que la solution réside dans une économie collectivisée ou dans le repli protectionniste. J'y vois, au contraire, un ressourcement de mon engagement social-démocrate et européen: l'économie de marché, seule, crée des richesses et préserve une société de libertés ; en revanche, sans règle, sans transparence, sans la permanence d'un rapport de forces, le capitalisme engendre des catastrophes.
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Réélu maire de Paris en 2008, Bertrand Delanoë ambitionne de succéder à François Hollande à la tête du PS lors du congrès de Reims.
J'ajoute que d'autres crises se télescopent avec celle-ci : alimentaire et énergétique, ce qui doit nous inciter à inventer un autre modèle de développement fondé sur l'économie de l'innovation et de la connaissance, sur une croissance écologique et sur de nouveaux rapports Nord/Sud. Et c'est à l'échelle européenne que nous devons concevoir ce modèle.
Comment jugez-vous la gestion de la crise par Nicolas Sarkozy?
Dans cette affaire, il a joué la surexposition de sa propre énergie. Pourtant, comment oublier qu'il a longtemps sous-estimé la crise, tançant Mme Lagarde quand elle osait parler de "rigueur"? Et quand le socialiste José Luis Zapatero, en Espagne, présentait un plan de relance de 20 milliards d'euros, Nicolas Sarkozy affirmait que c'était inutile en France. Or, à Toulon,
il met en scène un virage factice, puisque, le lendemain, il présente un budget déconnecté de ses annonces. Il rate ensuite la gestion du premier sommet des quatre grands pays européens. Heureusement, la semaine suivante, le Premier ministre britannique, Gordon Brown, inspire une réponse concertée qui conduit
au succès de la réunion de l'Eurogroupe. Nicolas Sarkozy a certes obtenu de George Bush un sommet mondial, mais je doute de sa portée, puisque les Etats-Unis auront alors un président nouvellement élu, mais pas encore investi. Bref, je ne nie pas la part d'activité déployée par Nicolas Sarkozy, mais je ne suis pas obligé de considérer qu'il a été admirable.
Faut-il nationaliser plus ou moins durablement les banques, comme le préconise Ségolène Royal, l'Etat doit-il rester en dehors de leurs conseils d'administration, comme le préconise le gouvernement?
Dans l'immédiat, il est irresponsable
d'injecter 10 milliards d'euros dans les banques sans entrer dans leur capital pour peser sur l'affectation de ces sommes. L'argent des contribuables ne doit pas servir à restaurer d'abord les marges bancaires, mais à soutenir les ménages et les PME. Quant au moyen terme, soyons pragmatiques. Nous verrons au cas par cas s'il est préférable que l'Etat conserve des participations dans certaines banques ou s'il doit récupérer son capital avec intérêts, en veillant alors à ce que toute plus-value serve à réduire les déficits publics qui pèsent sur chaque citoyen.
En quoi la crise mondiale explique-t-elle, selon vous, la situation française?
La crise française précède la crise mondiale. La preuve? Quand notre commerce extérieur est déficitaire de 40 milliards, l'Allemagne, avec la même monnaie, enregistre un excédent de 200 milliards. Et quand, en août, nous déplorons 41 000 chômeurs supplémentaires, l'Allemagne regagne 40 000 emplois. Nicolas Sarkozy invite les dirigeants, quels qu'ils soient, à rendre des comptes ? Soit. Mais qu'il s'applique ce principe à lui-même. La question n'est pas de savoir combien de fois il apparaît dans les journaux télévisés, mais d'examiner ses résultats sur la vie quotidienne des Français, les plus modestes comme les classes moyennes.
En vérité, le chef de l'Etat défend depuis dix-huit mois les aspects les plus insupportables d'un capitalisme débridé qui explose aujourd'hui: bouclier fiscal, retraite par capitalisation, crédits hypothécaires à l'anglo-saxonne. Et il prétend désormais réformer ce capitalisme: il n'est pas crédible.
Tous les socialistes ont échoué à critiquer, de manière efficace, Nicolas Sarkozy depuis 2002. En quoi réussiriez-vous mieux, sur ce point, que les autres?
J'admets que la lisibilité de notre projet est en cause, et c'est notre responsabilité collective. Nous n'exprimons pas nos priorités avec suffisamment de clarté. C'est pourquoi, dans la motion dont je suis le premier signataire, nous affirmons notre identité politique de réformistes, écologistes et Européens. Par exemple, qui assume que la justice sociale implique de placer les prestations familiales sous condition de ressources, au bénéfice de ceux qui en ont le plus besoin ? La vérité, c'est qu'on ne pourra pas faire plaisir à tout le monde. Le dire est une question de courage et d'honnêteté intellectuelle.
La rénovation de l'UMP telle que Nicolas Sarkozy l'a conduite entre 2004 et 2007 peut-elle être une source d'inspiration pour le PS?
Il y a eu une dynamique, mais bâtie sur du bluff: où est passé le "président du pouvoir d'achat"? Pour moi, le vrai modèle, c'est le PS qui, entre 1995 et 1997, travaille, débat, vote et gagne.
RSA, Afghanistan, révision de la Constitution, plan bancaire : si vous aviez été premier secrétaire, en quoi l'attitude des socialistes aurait-elle été différente?
La question n'est pas seulement celle du premier secrétaire. L'enjeu est celui d'une expression identifiée du Parti socialiste. Or, dans la cacophonie, comment les Français peuvent-ils s'y retrouver?
Ségolène Royal et Manuel Valls soutiennent la même motion, mais, sur le plan d'urgence financier, ils ne disent pas la même chose.
Quant à mon ami Jack Lang, il est
l'unique socialiste à avoir approuvé la réforme constitutionnelle voulue par Nicolas Sarkozy, mais il signe une motion qui donne des leçons de gauche [NDLR : la motion conduite par Martine Aubry]. Le futur premier secrétaire devra donc restaurer la cohérence et la solidarité.
Craignez-vous que le discours du PS se radicalise avec la crise?
Il est vital de répondre à cette situation, par exemple par un plan de relance reposant sur un emprunt européen de 100 milliards, consacré aux secteurs stratégiques de l'économie durable. Mais le seul chemin est celui de la réforme. La démagogie ne crée pas de justice sociale. Je refuse que nous ayons un discours dans l'opposition et un autre quand nous revenons aux responsabilités: notre projet doit être de gauche et opérationnel.
"A quand l'interdiction de délocaliser et de licencier avec obligation de rembourser les aides publiques si l'entreprise fait des bénéfices", disait Ségolène Royal au Zénith. Chiche?
On ne peut pas dire "tous les licenciements seront interdits". En revanche, les licenciements sont scandaleux dans les entreprises qui réalisent des bénéfices substantiels. Il faut vraiment créer un nouveau rapport de forces: nous proposons, par exemple, de conditionner toute exonération de charges sociales à l'aboutissement de négociations salariales dans l'entreprise.
Une chose est frappante au PS actuellement, c'est le décalage entre les valeurs que vous prônez au nom du socialisme - solidarité, fraternité - et l'état d'esprit qui règne parmi les dirigeants du parti...
Eh bien, il faut nous corriger. Le débat de fond est respectable dans une organisation démocratique. Mais nous devons être exigeants avec nous-mêmes, au service de la vérité et de notre idéal. Nous n'y serons fidèles que rassemblés.
Il y a pourtant une ambiance délétère...
"Délétère", vous êtes sévères. Mais vous n'avez pas complètement tort, car dans la compétition il y a parfois de l'emballement. C'est dommage.
Comment éviter que le congrès de Reims, qui s'annonce serré, ne donne lieu à l'une de ces synthèses molles qui rendent le PS ingouvernable?
Vous oubliez un autre risque : celui de petites combinaisons qui bafouent le choix des militants. Pour l'éviter, le vote des socialistes, le 6 novembre, doit être massif et clair, donnant assez de force à l'une des motions, afin qu'elle puisse organiser un vrai rassemblement sur le fond.
François Hollande, qui vous soutient, quitte la direction du PS. Quelle est la meilleure décision qu'il ait prise Rue de Solferino? Et la moins bonne?
C'est un homme fin, qui a un vrai amour du PS. Sur le plan électoral, il a contribué à nos succès dans les collectivités locales. Et ce qui est négatif, dans son bilan, relève de la responsabilité collective. François n'a pas toujours bénéficié de la solidarité de sa majorité, notamment quand il s'agissait de faire respecter le vote des militants.
Quelle place réserverez-vous, d'une part, à François Hollande, d'autre part, à Ségolène Royal, si vous devenez premier secrétaire?
Chaque socialiste doit avoir un rôle éminent, notamment celui qui les a dirigés et celle qui fut leur candidate à l'Elysée. Mais ne me demandez pas aujourd'hui de distribuer des postes, ce n'est pas dans ma culture. Si je suis premier secrétaire, chacun aura un rôle à la mesure de ses convictions, de son talent et de son goût pour le travail collectif.
Votre formule "libéral et socialiste" vous poursuit pendant cette campagne interne. Regrettez-vous surtout une incompréhension ou la mauvaise foi de la part de vos concurrents?
A vous de juger ! Ceux qui en font un argument de campagne électorale savent parfaitement ce que j'ai écrit dans mon livre [Il sort une feuille et lit.]: "Je ne suis pas
social-libéral. Ce qui est inacceptable pour un progressiste, c'est de hisser le libéralisme au rang de fondement économique et même sociétal." Je rappelle aussi que le libéralisme politique, qui vise l'émancipation de l'homme, est à l'origine du socialisme. François Mitterrand considérait d'ailleurs comme une faute politique d'abandonner le beau mot de liberté à une idéologie qui ne sert qu'une petite minorité.
Vous n'avez pas réagi aux sifflets pendant La Marseillaise, à l'occasion de France-Tunisie. Pourquoi?
Siffler
La Marseillaise est inacceptable, mais j'ai été choqué par
la surréaction du gouvernement. Quand des supporters du PSG insultent les Ch'tis, ou quand un élu "socialiste" [NDLR:
Georges Frêche, qui soutient Ségolène Royal] prétend qu'il y a trop de Noirs en équipe de France, je m'engage et je combats. Car la responsabilité, c'est de condamner et surtout de poser les vrais problèmes pour trouver des solutions. Or, cette affaire confronte le gouvernement à une question qu'il nie: celle des Français qui ne se sentent pas français.
Comment le Delanoë candidat à la tête du PS cohabite-t-il avec le Delanoë maire de la capitale, alors que le décalage entre les réactions de la province et celles de Paris se creuse?
C'est vous qui faites la distinction. Je suis un natif de Tunisie qui a vécu dix ans dans l'Aveyron et qui, comme tant d'autres, s'est installé à Paris. Dans mes échanges avec les citoyens, en France, je ne sens vraiment pas de distance.
Jusqu'à quel point êtes-vous prêt à faire des sacrifices pour la politique?
Je peux amputer mon temps, mes plaisirs et mes passions, mais pas ma liberté. Et je ne sacrifierai jamais ce que je dois à celles et ceux que j'aime.
Quel est le mot de la langue française que vous préférez?
Amour.
AFP PHOTO PIERRE VERDY
François Hollande et Bertrand Delanoë ensemble sur scène à Cergy-Pontoise, le 16 septembre 2008.
Bertrand Delanoë
1950 Naissance à Tunis (Tunisie).
1971 Adhère au PS.
1977 Conseiller de Paris.
1981 Porte-parole du PS, élu député.
1995 Battu aux municipales à Paris. Devient sénateur.
2001 Elu maire de la capitale, il démissionne du Sénat.
2002 Blessé après une agression au couteau.
2008 Réélu maire de Paris. Candidat à la direction du PS.